
La Cinémathèque et le Cnci ont organisé, du 12 au 23 février 2025, un hommage au grand décorateur de cinéma tunisien, Taoufik Behi, au titre: «Le Décor au Cinéma». Cela s’est tenu sous forme d’exposition d’œuvres de sculpture et de peinture, de projection de films et enfin de masterclass au hall de la bibliothèque et dans la salle Sophie Golli.
À la question comment tu t’es trouvé dans l’art, Taoufik dit spontanément que, depuis son jeune âge, il s’est trouvé en possession d’un crayon de couleur et qu’il aimait dessiner.
Comme tous les artistes cinéastes de sa génération, Taoufik Behi a fait ses premiers pas avec le cinéma amateur. Natif, si l’on peut dire, du club de cinéma amateur de Kairouan, il a suivi les pas de son frère aîné Ridha et lui-même suivi par le benjamin Abdellatif. Tous sont devenus des cinéastes. Une fratrie formée dans le moule de ce prestigieux club qui a vu naître plusieurs actifs et faiseurs du cinéma tunisien.
Pour s’imprégner de l’art, et vu, qu’à cette époque, il n’y avait pas d’école ou d’université spécialisées, il s’orienta vers l’architecture et l’urbanisme pour poursuivre des études qui lui permettront de décrocher une maîtrise en 1984 à l’Institut d’Urbanisme de Paris. Ensuite, Taoufik a allié urbanisme et cinéma d’où sa spécialité de décorateur.
Gravant les échelons depuis 1978 et navigant entre tous les métiers du cinéma, passant par la régie au montage à la direction de la production, l’accessoire, la réalisation et enfin le décor jusqu’à ce que Abellatif Ben Ammar lui demanda d’être le chef décorateur de son film le «Chant de la Noria». Ainsi il s’installa de plain-pied dans son métier de prédilection.
La suite fut tracée par des collaborations avec de nombreux réalisateurs tunisiens tels que Ridha Behi, Farid Boughdir, Brahim Letaief et étrangers italiens à l’instar d’Antonio Bonifacio, français, autrichien comme Eric Hunter Berger, allemand, espagnol, etc. Il a aussi collaboré avec des réalisateurs arabes comme le Syrien Mohamed Malas, l’Algérien Ahmed Rachdi et le Franco-Algérien Mahdi Charef.
Quant à la télévision, Taoufik y collabora avec plusieurs réalisateurs de pays arabes : Hatem Ali de Syrie sur le feuilleton «Orkidia», Tarek dans le feuilleton «Mouaouya» et tunisien tel le réalisateur Hamza Alouini sur la sitcom «Zanket Ennsa» pour continuer à travailler aussi sur la mise en place de décors de grandes émissions. Je ne peux ici énumérer toutes les collaborations de Taoufik qui s’étalent sur presque cinquante ans de métier.
Pour ma part, j’ai eu le grand plaisir de travailler avec lui sur la série «Tawla w krassi», pour le compte de la TV Nationale 1, en 2012, et j’ai découvert un artiste à multiples facettes. Ce fut, pour cette production, un décor/ studio fabriqué de toute pièce et conçu en commun accord avec moi après lecture des premiers épisodes de la série.
Prenant en considération tous les éléments prévus pour la réalisation, il n’a rien laissé au hasard: espace de jeu, emplacement de la lumière, des caméras, mobilité des éléments de décors, hauteur des structures, ouverture pour la prise de vue, couleurs des parois et réflexion de la lumière, coordination des accessoires parfois en collaboration avec la costumière et toujours avec le Dop, le grand Neji Boussaidi. Tout était tellement bien fait que nous n’avions rien eu à ajouter ou à démolir, pour en refaire, tout au long du tournage.
Un grand professionnel, tout en discrétion, Taoufik Behi est sollicité par plusieurs réalisateurs tunisiens comme étrangers, plusieurs de leurs films qu’il a décorés ont eu des distinctions aussi bien en Tunisie que dans le monde et ont été suivis par des centaines de milliers de spectateurs qui ont apprécié son travail.
Il a lui-même été récompensé au Prix de l’excellence du décor au Festival de Luxor en 2013 pour le film «Bousculades», réalisé par Sawsen Saya et Tarek Khalladi et au Festival d’Alexandrie pour le film «Saint Augustin le fils de ses larmes» de l’Egyptien Samir Seif en 2016.
En écrivant un article analytique sur le film «Fleur d’Alep» de Ridha Behi sorti en 2016 relatant le terrorisme qui a sévi en Syrie, j’ai remarqué la qualité du travail du décorateur Taoufik Bahi. J’y ai consacré une partie sur son décor qui, à mon avis, était un support essentiel de la lecture sémiologique du film.
En effet, le décor, chez Taoufik Behi, n’est pas uniquement un espace où se déroulent les événements dramatiques du récit cinématographique, il est un espace chargé de sens, donné à la lecture/ réflexion, et cela au-delà de son esthétique empreinte du réel qu’il reproduit. Il pense que c’est le décor qui est le cadre même du sens.
Cela se fait à partir du moment où le choix s’est fixé sur un scénario. Ce n’est qu’à ce moment que Taoufik se lance dans une recherche sur l’image qui doit lui permettre,en accord avec le réalisateur, de déterminer ce que peut être le décor et l’atmosphère qu’il doit dégager. La vraisemblance et la conformité au réel dramatique de l’espace de vie des personnages et leur cadre de vie doivent primer. Un dessin puis une maquette sont soumis au réalisateur pour finaliser la conception définitive et le travail de construction s’entame avec l’équipe de collaborateurs du département décor.
Homme d’art et de réflexion, Taoufik Behi cumule son métier de décorateur de cinéma avec des essais de réalisation, de sculpture et de peinture. Au-delà du cinéma il organise des expositions aussi bien pour ses sculptures que pour ses tableaux. Etant attaché à l’environnement il s’est spécialisé dans la sculpture de réutilisation et récupération de matériaux usés comme le fer avec lequel il a réalisé des sculptures superbes tel son Orchestre Musical ou ses chevaux «pur sang arabe».
Quant à la part de chaque art dans sa vie, Taoufik Behi a un faible pour la sculpture.
«Je ne pense pas, dit-il, qu’un jour, contrairement aux autres arts, je pourrai me débarrasser de la sculpture. J’ai découvert qu’une sculpture n’est importante que lorsqu’elle raconte une histoire. Et la sculpture raconte.
En tout cas, pour moi, mes sculptures racontent des histoires sinon elles seraient un tas de ferraille malgré qu’elles pourraient être belles. Certains sculptent d’une manière extraordinaire et même avec une beauté qui frise le sublime mais pour moi une sculpture n’est belle que lorsqu’elle raconte, dit, narre et exprime». C’est dire que, pour Taoufik, l’art pour l’art n’existe pas et s’il est réclamé il reste désuet.
Sa sculpture «Arbre de vie», ici en photo, raconte non seulement Le Temps depuis l’avènement du Temps mais renferme en lui un référentiel esthétique et une reconnaissance aux grands maîtres qui s’en sont exprimés, avec force d’images, Dali ou Léonard De Vinci. Quant à la musique, il dit ne pas pouvoir vivre sans elle. Elle est le sens du rythme de la vie et son goût se penche, particulièrement, sur la musique classique.
Dans le métier, depuis presque cinquante ans, généreux et tenant à passer le flambeau, il a pris sous sa coupe plusieurs jeunes qui sont devenu(e)s maintenant maîtres en la matière.Artiste de l’art visuel, Taoufik Behi est un des grands hommes du cinéma et de l’art pictural et sculptural tunisiens. Un polyartiste qui a su rester humble malgré sa grandeur. Enfin, j’ajoute, que lors de ses heures perdues, ce polyamoureux des arts est poète.
Majid JALLOULI